Procès Kastner

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Le procès Kastner oppose en Israël l'attorney general, agissant au nom de Rudolf Kastner, à Malchiel Gruenwald, à propos d’un pamphlet publié en 1952, soit deux ans avant le début des poursuites, mettant en cause le rôle de Kastner dans la Shoah en Hongrie. À l’origine simple procès en diffamation à l’encontre de Gruenwald, il dure neuf mois et se transforme en procès du comportement de Kastner, dirigeant sioniste et socialiste d’Europe centrale, pendant la Seconde Guerre mondiale.

Avec l’affaire Lavon et l’affaire des réparations de la RFA à Israël, c’est l’un des trois grands scandales qui structurent les oppositions entre camps politiques en Israël dans la première décennie d’existence de l’État d'Israël.

Le pamphlet Gruenwald[modifier | modifier le code]

R. Kastner à la radio-télévision Kol Israel peu avant le procès.

Ce procès est techniquement le procès pour diffamation opposant l’Attorney Général du gouvernement d'Israël contre Malchiel Gruenwald ; il est connu comme le procès Kastner[1].

Malchiel Gruenwald est un juif hongrois qui a perdu des dizaines de proches dans la Shoah[2] : seuls six des 58 membres de sa famille proche ont survécu[3]. Proche de la droite sioniste, il publie chaque semaine ses Lettres à mes amis en Mizrahi, qu’il distribue gratuitement dans les cafés de Jérusalem[4]. Il attaque Rudolf Kasztner dans son numéro 51 d’août 1952[5].

Le pamphlet commence par ces lignes :

«  Pendant trois ans j’ai attendu ce moment. L’odeur de cette charogne pourrissante remplit mes narines. Ce sera des funérailles de la meilleure sorte ! Le Dr Rudolph (Reszö) Kasztner doit être liquidé. J’attendais le moment de conduire cet arriviste, qui a profité des crimes et des vols d’Hitler, devant la justice. [...] Je le vois comme le meurtrier par procuration de mes frères bien-aimés[6],[7].  »

Dans ce pamphlet, Kastner est accusé[8] :

  1. de collaboration avec les nazis ;
  2. d'avoir favorisé l’extermination des Juifs hongrois ;
  3. d'être complice avec l'officier nazi Kurt Becher du vol de biens juifs ;
  4. d'avoir, après la guerre, évité à Becher le châtiment qui lui était réservé.

Ces quatre points sont une mise en forme rationnelle intervenue durant le procès et qui est le fait du juge Halevi. Le pamphlet est beaucoup plus confus[9].

Gruenwald appelle donc à « liquider » Kastner[10]. Outre ses motivations personnelles, Gruenwald a des motivations politiques : appartenant à la droite sioniste[10],[7], il veut nettoyer le gouvernement de la corruption[3]. Gruenwald espère obtenir le renvoi de Kasztner, nuire au Mapaï, et provoquer une enquête sur l’extermination des Juifs de Hongrie[7],[11]. Gruenwald accusait en outre Kastner d'avoir été placé en bonne position sur la liste législative du Mapaï, alors qu'en fait il avait été placé suffisamment bas pour que le Mapaï soit sûr qu'il ne soit pas élu[12]. Enfin, il avance que cette collaboration dans le processus d’extermination des Juifs d’Europe lui aurait profité financièrement[2].

Ces accusations font la une du journal de droite Hérout (en).

Le souvenir de la Shoah agite alors les esprits en Israël : « Une personne dans la rue pouvait en accuser une autre d’avoir été un Kapo dans un camp »[13].

Dans un premier temps, Rudolf Kastner reste silencieux[11]. Haïm Cohen, procureur général d'Israël de 1950 à 1969 et ministre de la Justice en 1952, décide alors que les accusations de Gruenwald doivent soit faire l'objet de réparations lors d'un procès en diffamation, soit être admises par Kastner qui devrait alors démissionner, le nouvel État d'Israël ne pouvant se permettre, selon ses termes, qu'un homme sur lequel pèserait un soupçon sérieux de collaboration avec les nazis soit investi de fonctions officielles[14],[5]. En-dehors de cet argument, les raisons de poursuivre ne sont pas claires ; il entre peut-être une part de manque de culture politique dans un État jeune, une aversion personnelle envers la vulgarité de Gruenwald, exemple du Juif du ghetto[15].

Le procès a lieu pendant une année électorale[16].

Premier procès[modifier | modifier le code]

Gruenwald au tribunal.
L'avocat de Gruenwald, Shmuel Tamir, ici photographié en 1980.

Déroulement du procès[modifier | modifier le code]

Gruenwald est poursuivi en justice pour diffamation par le gouvernement de centre-gauche pour le compte de Kastner. Son avocat, Shmuel Tamir (en), ex-chef du service des renseignements de l'Irgoun à Jérusalem et partisan de l'aile droite révisionniste du parti d'opposition Hérout conduit par Menahem Begin[12],[5]. Le procès s’ouvre le 1er janvier 1954[5].

L’affaire est jugée devant le tribunal de district de Jérusalem, le juge est Benjamin Halevy, juge unique. Le cas ayant l’air simple au départ, on ne lui adjoint pas d’autre juge, et le procureur de départ est débutant[17]. Benjamin Halevy est lui aussi opposant au Mapaï et à Ben Gourion[5]. Si, l’affaire se révélant plus ardue à juger que prévu, le procureur est changé pour un autre plus expérimenté, le juge Halévi ne demande pas à être renforcé, ce qu’il aurait pu faire[17]. Le procès est historique dès le départ, car il s’agit du premier procès où les actions d’un leader juif sous le nazisme sont jugées[17].

Kastner est sûr de lui. Il plaide la différence entre collaboration et négociation, et refuse d’être jugé par des gens qui n‘ont pas vécu la situation, dans une Hongrie où les Juifs se pensaient à l’abri (et où certains Juifs d’Europe centrale s’étaient réfugiés) et où il n’y avait pratiquement pas de mouvement de résistance juifs. Il ne lui restait plus que la corruption de SS pour agir[10]. Dans le procès, le témoignage de Kastner à Nuremberg est utilisé par l’avocat Tamir comme une pièce-clé[10], alors que Kastner avait, dans un premier temps, nié avoir écrit des lettres témoignant en la faveur de Becher[18],[2]. De la même manière, il ment à propos de sa rencontre avec les parachutistes juifs, disant qu’il a tout fait pour les aider, ce qui est démenti par Yoel Palgi[19]. Appelée à la barre le , la mère de l'héroïne juive hongroise Hannah Szenes accuse aussi Kastner d'avoir refusé de la recevoir après l'arrestation de sa fille et de ne lui avoir fourni aucune aide[12]. Le rabbin ultra-orthodoxe Joël Teitelbaum refuse de témoigner, de la même façon qu’il a toujours refusé de faire quoi que ce soit pour les personnes l’ayant aidé quand il n’avait plus besoin d’eux[20].

Le procès Gruenwald devient, grâce à l’habileté de Tamir, le procès Kastner[18],[2], un procès politique contre Kastner et par ricochet contre le Parti travailliste[10],[12]. Sa défense, pour laquelle Gruenwald lui laisse les mains libres, repose sur le discours courant en Israël à propos de la Shoah : il n’y avait que deux voies possibles dans l’Europe nazie, la voie du Judenrat, synonyme de soumission, collaboration et Shoah, et la voie de la résistance, celle choisie finalement au ghetto de Varsovie[21]. Un des axes de sa défense est que, prévenus, les juifs de Hongrie auraient fui en Roumanie, se seraient battus ou auraient appelé le monde à l’aide, ce qui aurait permis au bilan de la Shoah en Hongrie d’être moins élevé. Le procès devient aussi celui du Mapaï : dans le Yishouv, un point de division entre les sionistes est la façon d’aborder les relations avec l’occupant britannique. Le Mapaï souhaitait coopérer contre le nazisme (ce qui aboutit à la création de la brigade juive) ; les révisionnistes ont choisi de continuer à lutter contre l’occupant[22] et considèrent que la Shoah a prouvé que la tactique du Mapaï conduit à la catastrophe. Tamir se sert donc du procès pour faire passer dans l’opinion cette leçon politique, un avertissement contre la voie pacifique de la négociation. Cela légitime évidemment le sionisme révisionniste comme le seul sionisme authentique et le seul capable de protéger les juifs[17]. Lors du procès, il forge donc une association dans l’esprit du public entre Kasztner, le Judenrat, la mentalité du ghetto et la politique du Mapaï[23], rappelant à l’occasion que Ben Gourion a délibérement refusé de secourir les Juifs de Hongrie[21].

Une opposition de personnes se joue aussi : alors que la personnalité de Gruenwald joue peu, bien qu’il corresponde au stéréotype du juif du ghetto, Tamir incarne le nouveau juif, droit, fier, aux yeux bleus et beau, qui lutte contre ses ennemis (il organisa des sabotages contre l’empire britannique dans les années 1940), alors que Kastner incarne le juif soumis du ghetto, faible et conscient de sa faiblesse, déférent envers les gentils[21]. Le contraste apparaît aussi par la forme orale du procès : Tamir parle couramment l’hébreu, sans accent, alors que Kastner parle un hébreu hésitant et entaché d’un fort accent hongrois[24].

Le procès s’éternise et les plaidoiries ne sont prononcées qu’en septembre[5].

Verdict[modifier | modifier le code]

Le juge Halevy en 1969.

Le juge Halevi a pris son temps pour rendre sa décision, le dossier du procès faisant plus de 3000 pages. Le verdict est rendu le 22 juin 1955, soit un an et demi après le début du procès et trois ans après la publication du pamphlet[5]. Le verdict lui-même compte entre 234[24], 239[9] ou 274 pages selon les auteurs[5]. Dans ce texte, il désigne toujours Kastner par la simple lettre K, contribuant ainsi à le rendre anonyme au sein de la masse des juifs des Judenrat, et le rapprochant ainsi du antihéros de Kafka, K dans le Procès[24].

Dans son jugement, le juge Benjamin Halevi, du tribunal de district, acquitte Gruenwald de calomnie pour les premier, deuxième et quatrième chefs d'accusation, dans une atmosphère très tendue[10]. Il écrit :

« Le parrainage nazi de K. et leur accord pour lui laisser sauver six cents Juifs importants, faisaient partie du plan d'extermination des Juifs. K. avait une chance d'en ajouter quelques-uns à ce nombre. La tentation l'a séduit. L'opportunité de sauver des gens importants lui plaisait énormément. Il considérait le sauvetage des Juifs les plus importants comme un grand succès personnel et un succès pour le sionisme. C'était un succès qui justifierait aussi sa conduite — ses négociations politiques avec les nazis et le parrainage nazi de son comité. Mais — timeo Danaos et dona ferentes — en acceptant ce cadeau, K. vendait son âme au Diable[25],[26],[10]. »

La phrase finale fait allusion à la guerre de Troie et à Faust. Si le juge Halevi a par la suite exprimé des regrets pour ces mots qui ont été utilisés sortis de leur contexte selon lui, ce n’est pas ce que pense Leora Bilsky : selon elle, cette phrase et ces allusions littéraires servent de liant à son verdict[27]. Elle analyse la décision rendue par le juge : devant le caractère inédit de l’affaire, Halevi choisit de lui appliquer le droit des contrats[27], ce qui lui permet ensuite d’attribuer à Rudolf Kasztner une entière responsabilité pour l’assistance qu’il a donnée à l’extermination des juifs de Hongrie. Le contexte politique du procès détermine ce verdict : Halevi considère que Kasztner avait le choix entre la résistance et la négociation, la seconde équivalant selon lui à la collaboration et in fine à la trahison[28]. De plus, le droit des contrats permet d’attribuer une intention criminelle à Kasztner. Mais pour cela, Halevi utilise des fictions légales[29] :

  • Eichmann et Rudolf Kastner sont des partenaires égaux ;
  • la négociation est libre ;
  • la connaissance que Rudolf Kastner avait du génocide équivaut à une intention criminelle d’assister les nazis dans le génocide ;
  • la non-communication des informations sur le génocide en cours en fait un collaborateur (cf Pnina Lahav)[30].

Juger les actes de Kasztner pendant la guerre strictement selon le droit des contrats permet à Halevi d’exprimer également sa condamnation morale[31]. Mais le droit des contrats suppose une égalité formelle entre les parties, et la volonté du juge efface l’inégalité radicale entre Eichmann et Becher d’un côté, et Kasztner de l’autre, venant du climat de terreur, des tromperies des nazis et des incertitudes liées à la guerre et à d’autres facteurs, comme les menaces d’Eichmann pendant les négociations (« Vous avez l’air tendu, Kasztner. Je vais vous envoyer à Theresienstadt pour vous reposer ; à moins que vous ne préfériez Auschwitz ? »)[32]. De plus, le droit des contrats permet au juge de ne pas tenir compte des intentions subjectives de Kasztner, le cadre juridique retenu « obscurcit au lieu d’éclairer les conditions historiques »[33].

Le juge retient également comme élément à charge le fait qu’il aurait dénoncé des parachutistes juifs palestiniens[34] et que Kasztner a contribué à envoyer des centaines de milliers de juifs hongrois à la mort en échange de son silence sur les intentions des nazis et la possibilité de sauver quelques milliers de juifs, dont sa famille et ses amis[35].

Retentissement dans l’opinion publique[modifier | modifier le code]

Nathan Alterman à Tel-Aviv-Jaffa en 1950.

Devant une foule de reporters et de curieux, Kastner déclare que l’injustice qu’il subit est similaire à celle subie par Dreyfus, dont le procès avait justement convaincu Herzl de poursuivre dans la voie du sionisme[24].

Le procès fait les gros titres des journaux de 1953 à 1958. Plusieurs délibérations ont lieu à la Knesset et au conseil des ministres à son sujet[36]. Chaque péripétie du procès est rapportée[37]. Le premier à relever les erreurs manifestes dans le jugement d’Halevi est Nathan Alterman, qui utilise sa chronique hebdomadaire dans la revue Davar pour publier une série de poèmes polémiques dans l’été de 1955[38].

Lors de la campagne pour les élections législatives de 1955, le débat autour du procès fait rage : les uns réclament que Kastner soit jugé au titre de la loi de 1950 réprimant les Nazis et leurs collaborateurs, les autres considérant que Halévi a été victime de la rhétorique de Tamir. Le gouvernement laisse la décision de la suite à donner au ministre de la justice et attorney général[37]. La décision de faire appel au nom de Kastner conduit à la chute du gouvernement. Dès le 29 juin, le parti Hérout[39], soutenu par le parti communiste[37], propose une motion de censure et un vote de défiance qui conduit Moshé Sharett à présenter la démission de son gouvernement[39], les sionistes généraux ayant refusé de le soutenir[37]. Sharett forme un nouveau gouvernement, sans les centristes du sionisme général[37].

La campagne électorale est très violente : le Hérout utilise des affiches où Kastner est représenté sous les traits du Diable, et d’autres appelant à ne pas voter pour le parti du « kastnerisme »[37]. À gauche, les anciens partisans membres de la résistance juive dénoncent aussi Kastner comme représentant du Judenrat[37]. Deux jours avant le vote, une bombe explose devant le domicile de l’ancien ministre de l'Intérieur Israël Rokah (sioniste général) qui s’était opposé à l’appel[40]. La gauche perd des sièges pendant que le Hérout et le Likoud progressent[10],[2], le Hérout notamment double le nombre de ses voix[40]. Kastner devient alors le symbole du « parvenu » ou du « notable juif » qui aurait préféré négocier avec les nazis afin de protéger ses proches en sacrifiant les plus modestes de la communauté juive, figure diamétralement opposée à celle du héros résistant figurée par Hannah Szenes ou par les insurgés du ghetto de Varsovie[12]. Lui et sa famille sont harcelés, traqués, traités de nazis, menacés de mort[10].

L’ensemble de la classe politique est alors contre Kastner : la droite qui le poursuit, les communistes aussi, même les travaillistes ne font rien pour lui[41]. Cependant, la façon dont le juge Halevi géra le procès souleva des inquiétudes, ce qui conduisit la Knesset à modifier le code criminel pour s’assurer qu’Halevi ne pourrait juger seul Eichmann. À l’origine, il devait être jugé par le tribunal de Jérusalem, présidé par Halevi à l’époque. L’amendement appporté au code précise que toute personne jugée selon la loi sur le châtiment des nazis et de leur collaborateurs (loi 5710 de 1950) le serait par un collège de trois juges dont au moins un appartenant à la cour suprême[42].

Procès de 1956[modifier | modifier le code]

En mars 1956, Kastner est acquitté lors d'un procès pour faux témoignage lors du premier procès[43].

Procès en appel[modifier | modifier le code]

Les juges de la cour suprême d'Israël en 1953.
Le juge Agranat en 1962.

Préparation et déroulement[modifier | modifier le code]

Le procureur général fait donc appel devant la cour suprême[10]. Pendant toute cette période, Kastner accepte de garder secrète la transaction avec Becher (celle qui permet de récupérer une partie du butin pour financer l’armée israélienne) afin de ne pas nuire à Israël et de ne pas compromettre l’Agence juive. Pour les mêmes raisons, et pour sauvegarder son parti, Ben Gourion ne révèle rien non plus : Yoram Leker considère cela comme « la raison d’État : une injustice commise au nom d’un impératif supérieur, en l’occurrence trouver de l’argent pour l’armée de l’État naissant d’Israël. »[10].

Le cas étant compliqué, la cour est constituée de cinq juges, contre trois en dispositif normal[17],[40]. L’affaire arrive devant la Cour suprême en 1956, et les auditions commencent en janvier 1957. Elles durent six mois. Du début de ce procès au verdict, les juges de la Cour sont escortés de gardes armés[40]. Au milieu de ces audiences, dans la nuit du 3 au 4 mars 1957, Kastner est assassiné.

Le président de la Cour suprême, Yitzhak Olshan, désigne Shimon Agranat pour rédiger son opinion (en) le premier, contrairement à l’habitude qui voulait que ce soit le juge le plus âgé qui commence[44].

Verdict[modifier | modifier le code]

La cour d’appel, contrairement au juge Halevi, fait le choix d’une lecture chronologique des faits et de recourir aux outils du droit administratif. Cela lui permet de limiter la responsabilité de Kasztner, mais aussi de tenir compte des changements constants dans le plan de départ, des conditions de terreur qui régnaient alors en Hongrie et du désespoir des dirigeants de la communauté juive[45]. Ce verdict, long et méthodique, renverse la plupart des trouvailles juridiques d’Halevi, affirmant que la loi ne demande pas une compréhension de la réalité en noir ou en blanc[46]. Tout d’abord, il rejette explicitement le droit des contrats pour juger de la conduite de Kasztner, considérant que le dit contrat est illusoire, les conditions n’étant pas remplies[46]. Le juge Agranat tient également compte de quelques faits historiques, comme la fabrique de faux documents par le comité d’aide et de sauvetage, que Kasztner a dû mentir durant les négociations, corrompre des fonctionnaires, dressant le portrait d’un dirigeant responsable, agissant dans l’intérêt de sa communauté plutôt que dans les siens propres, et forcé de prendre des décisions dans des conditions d’incertitude, de tromperie par les nazis et pressé par le temps[47]. Il relève également l’impact des évènements, comme la fin de la guerre qui approchait, le nombre de trains vers Auschwitz qui augmentait, et les longs délais de réponse des Occidentaux[48]

La Cour suprême d'Israël annule la plus grande partie du jugement et innocente Kastner dans un arrêt prononcé le 17 janvier 1958. La décision est justifiée dans son rapport par ces conclusions :

  1. pendant cette période, Kastner n'était motivé que par son désir de sauver des Juifs hongrois, dans leur ensemble, c'est-à-dire le plus grand nombre possible qu'il estimait pouvoir sauver dans les circonstances de l'époque ;
  2. ce motif était conforme au devoir moral de secours auquel il était soumis en tant que responsable du Comité d’aide et de secours de Budapest ;
  3. influencé par ce motif, il adopta la méthode de négociation financière ou économique avec les nazis ;
  4. le comportement de Kastner semble à la fois plausible et raisonnable ;
  5. son comportement lors de sa visite à Cluj (le ) et ultérieurement, aussi bien son aspect actif (le plan des « juifs importants ») et son aspect passif (cacher les « nouvelles d'Auschwitz » et le manque d'encouragement pour des actes de résistance et d'évasion sur une large échelle) est conforme avec sa loyauté à la méthode qu'il considérait, pendant les moments cruciaux de la négociation, comme étant la seule chance de sauvetage ;
  6. en conséquence, on ne peut pas trouver de faute morale dans son comportement, on ne peut pas trouver de lien entre son comportement et la facilité du transport et de la déportation des Juifs hongrois, on ne peut pas considérer son comportement comme une collaboration avec les nazis[49]. La cour note aussi qu’il a accompli cela au péril de sa vie[35].

En conséquence, Gruenwald est reconnu coupable de diffamation pour trois des quatre chefs d’accusation (la Cour reconnaissant que Kastner a bien aidé Kurt Becher à échapper à un procès) par quatre des juges (Agranat, Olshan, Cheshin et Goltein). Moshe Silberg, dont plusieurs proches sont morts dans la Shoah, rejoint en partie le verdict de premier degré[44] en retenant la collaboration mais sans participation à la liquidation des juifs hongrois[34],[5]. Il considère que si la Solution finale fut si facile à mettre en œuvre en Hongrie pour les nazis, cela est dû au silence des dirigeants juifs sur la réalité du génocide en cours. Les dirigeants juifs, même en province, étaient conscients du processus en cours, d’où le fait que plusieurs d’entre eux s’enfuirent, laissant leurs administrés sans direction[35]. En fin d’opinion (en), il reprend une pensée antisémite en relevant que Kastner évalue tout en pengös, même les vies humaines, tout en essayant de payer le moins cher possible[50].

Cette décision innocentant Kastner sans le réhabiliter intervient à titre posthume[10], Kastner étant assassiné la nuit du 3 au 4 mars 1957.

Importance de l’affaire[modifier | modifier le code]

Le procès, outre son retentissement immédiat dans l’opinion publique israélienne, a une portée politique de longue durée : il est considéré ainsi comme « l’affaire la plus explosive de l’histoire juive depuis la destruction du second Temple[36] ou « une des affaires les plus sensibles et douloureuses de l’histoire juive et israélienne »[51].

En 2020, l’homme d’affaires et historien Nadav Kaplan demande la déclassification de documents, estimant qu’ils sont nécessaire dans son enquête sur l’assassinat de Kastner et pourraient montrer une éventuelle implication du Shin Bet. Plus de soixante ans après les faits, l’État d’Israël refuse, la publication de ces documents menaçant selon lui la sécurité nationale[51].

Notes[modifier | modifier le code]

  1. Yechiam Weitz, « The Holocaust on Trial : The Impact of the Kasztner and Eichmann Trials on Israeli Society », Israel Studies, vol. 1, no 2, automne 1996, p. 1-26.
  2. a b c d et e United States Holocaust Memorial Museum, « Rudolf (Rezsö) Kasztner, Holocaust Encyclopedia, consulté le 15 mars 2024.
  3. a et b Pnina Lahav, Judgment in Jerusalem: Chief Justice Simon Agranat and the Zionist Century (chapitre 7 : « Blaming the Victims : The Kasztner Trial »). Berkeley: University of California Press, 1997, p. 122.
  4. Chesky Kopel, « Rudolph Kastner and how History becomes midrash », The Lehrhaus, 29 décembre 2019, consulté le 15 mars 2024.
  5. a b c d e f g h et i « Procès », consulté le 19 mars 2024.
  6. Extrait le plus souvent cité du pamphlet de Gruenwald, traduction (de l’anglais) personnelle.
  7. a b et c Leora Bilsky, « Judging Evil in the Trial of Kastner », Law and History Review, printemps 2001, Vol. 19, (no)1, p. 119.
  8. (en)Leora Bilsky, « Jugement du Diable dans le procès de Kastner » « Copie archivée » (version du sur Internet Archive), Law and History Review, Vol 19, (no)1, printemps 2001.
  9. a et b L. Bilsky, Judging Evil..., p. 123.
  10. a b c d e f g h i j k et l Sonia Combe, « Quand Israël sacrifiait un héros », Le Monde diplomatique, mars 2024, p. 22.
  11. a et b P. Lahav, op. cit., p. 123.
  12. a b c d et e Maurice Kriegel, « Jérusalem, années cinquante: le procès de la collaboration juive et l'affaire Kasztner », in Les Grands Procès politiques, dir. Emmanuel Le Roy Ladurie, éd. du Rocher, 2002, p. 181-193.
  13. « Un roman israélien revient sur l’injuste affaire Kastner », Times of Israel, 21 février 2019, consulté le 15 mars 2024.
  14. Asher Maoz, Historical Adjudication: Courts of Law, Commissions of Inquiry, and "Historical Truth", in Law and History Review, Volume 18 Number 3 18.3 (2000)
  15. P. Lahav, op. cit., p. 123-124.
  16. Luban, op. cit., p. 171.
  17. a b c d et e L. Bilsky, Judging Evil..., p. 121.
  18. a et b Alice Béja, « Rezso Kasztner : à l’ombre de l’histoire », Esprit, 2012, (no)3-4 (mars-avril), p. 218-221.
  19. Luban, op. cit., p. 168.
  20. Menachem Keren-Kratz, « The Satmar Rebbe and the Destruction of Hungarian Jewry, part 2 », Tablet, 17 juillet 2014, consulté le 17 mars 2024.
  21. a b et c P. Lahav, op. cit., p. 124.
  22. L. Bilsky, Judging Evil..., p. 120.
  23. Luban, op. cit., p. 172.
  24. a b c et d P. Lahav, op. cit., p. 125.
  25. The 1955 Kasztner libel case The verdict of Judge Benjamin Halevi
  26. Claude Wainstain, « La Liste de Hiram Bingham », L'Arche, no 594, novembre 2007
  27. a et b L. Bilsky, Judging Evil..., p. 124.
  28. L. Bilsky, Judging Evil..., p. 125.
  29. L. Bilsky, Judging Evil..., p. 127.
  30. L. Bilsky, Judging Evil..., p. 128.
  31. L. Bilsky, Judging Evil..., p. 128-129.
  32. L. Bilsky, Judging Evil..., p. 131-133.
  33. L. Bilsky, Judging Evil..., p. 133-134.
  34. a et b « Avis partagés à la Cour suprême sur la culpabilité du Dr Kastner, Le Monde, 18 janvier 1958.
  35. a b et c Randolph L. Braham, « Les opérations de sauvetage en Hongrie : mythes et réalités », Revue d’histoire de la Shoah, 2006/2, (no)185, p. 397-426.
  36. a et b P. Lahav, op. cit., p. 121.
  37. a b c d e f et g P. Lahav, op. cit., p. 126.
  38. L. Bilsky, Judging Evil..., p. 158.
  39. a et b Ada Yurman, « La "victimisation" comme élément d’une mémoire collective de la société israélienne », Revue d’histoire de la Shoah, 2005, (no)182, p. 279-299.
  40. a b c et d P. Lahav, op. cit., p. 127.
  41. Sonia Combe, « La liste Kastner », En attendant Nadeau, publié le 8 décembre 2021, consulté le 15 mars 2024
  42. Lawrence Douglas, « Language, Judgment, and the Holocaust », Law and History Review, printemps 2001, 19-1, p. 178.
  43. Shoshana Barri, « The question of Kastner’s Testimonies on behalf of Nazi war Criminals », Journal of Israeli History, 18(2–3), p. 139.
  44. a et b P. Lahav, op. cit., p. 128.
  45. L. Bilsky, Judging Evil..., p. 134.
  46. a et b L. Bilsky, Judging Evil..., p. 150.
  47. L. Bilsky, Judging Evil..., p. 152-153.
  48. L. Bilsky, Judging Evil..., p. 154.
  49. (en) Akiva Orr, « Le cas Kastner, Jérusalem, 1955 » in Israël : Politique, Mythe et Crise d'identité, Pluto Press, 1994, p. 109-110.
  50. P. Lahav, op. cit., p. 143.
  51. a et b Tji Pick, « Investigator asks High Court for Shin Bet files from Kastner affair », The Jewish independent, 11 février 2020, mis à jour le 4 mars 2024, consulté le 3 mai 2024.