Indépendance des banques centrales

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L'indépendance des banques centrales désigne le caractère indépendant des banques centrales et de leur politique monétaire vis-à-vis de l'État. Elle peut recouvrir une indépendance dans les objectifs de la politique monétaire (fixée par exemple par des traités pour la BCE, déterminés chaque année par le gouvernement dans le cas de la Banque d'Angleterre) ou une indépendance dans le choix des moyens employés pour atteindre ses objectifs[1]. Elle dépend des statuts légaux de la banque centrale, des choix de nomination des gouverneurs, des différents vétos possibles qui restreignent le pouvoir de l'exécutif, de l'endettement de l'État, de la proximité idéologique des gouverneurs avec le gouvernement, du contexte politique (crise financière, aide financière sous tutelle internationale, guerre, etc.), de la culture organisationnelle de la banque centrale, etc.

Histoire d'un débat[modifier | modifier le code]

Débats des années 1920[modifier | modifier le code]

Comme l'explique Alain Plessis, « l’idée communément reçue d’une pleine indépendance de la Banque durant le XIXe siècle relève plus du mythe que de la vérité historique », les banquiers centraux dépendants largement des gouvernements même s'il leur arrive de s'y opposer. C'est dans les années 1920 que la question va faire l'objet d'une première réflexion explicite[2].

Au début de la Première guerre mondiale, la convertibilité en or de la monnaie est suspendue par les banques centrales. Elles sont alors intensément mobilisées par les gouvernements pour financer les dépenses de la guerre, ces opérations s'accompagnant d'une forte inflation. À la conférence de Bruxelles de 1920, les banquiers centraux comprennent que l'on ne pourra pas restaurer l'étalon-or (situation provisoire espèrent-ils) et qu'il faut trouver une autre solution pour rétablir la stabilité des prix. L'idée de l'« indépendance » des banques centrales est alors avancée. Dans les années qui suivent, et sous l'influence du gouverneur de la Banque d'Angleterre Montagu Norman, l'idée est érigée en doctrine chez les banquiers centraux, s'impose comme solution à l'hyperinflation qui touche l'Autriche en 1923 et la Hongrie en 1924 et imprègne les discussions qui conduisent à la création de la BRI[3].

Changement rapide dans les années 1990[modifier | modifier le code]

La figure montre le nombre des réformes qui ont augmenté/diminué l'indice CBIE, un indice pour quantifier l'indépendance des banques centrales, ainsi que le nombre cumulé de réformes de l'indice CBIE entre 1972 et 2017.

La question de l'indépendance des banques centrales reste toutefois assez marginale dans les réflexions sur la politique monétaire. Mais, entre 1988 et 1998 environ, de la réforme de la banque centrale de Nouvelle-Zélande (en 1989) à celle de la Banque d'Angleterre en passant par la création de la BCE et les travaux du comité Delors, on assiste à l'émergence très rapide d'un consensus entre économistes, banquiers centraux et responsables politiques sur la nécessité de renforcer l'indépendance des banques centrales. Plusieurs explications ont été avancées à cette conversion rapide comme les progrès de la science économique (voir paragraphe suivant), l'expérience de l'inflation des années 1970[4], la montée du pouvoir de la finance, les divisions politiques au sein de gouvernements fédéraux et/ou de coalitions de gouvernement qui laisseraient plus de pouvoir aux banquiers centraux[5] ou encore la volonté de réaffirmation de l'autorité intellectuelle des économistes autour d'une idée (pourtant pas si) consensuelle[6].

Au sein de la science économique, plusieurs travaux étayent rapidement ce consensus. Milton Friedman souligne dès 1968 le caractère inflationniste des banques centrales dépendantes du politique, et recommande de suivre une règle d'or d'accroissement de la masse monétaire. Dans un article de 1977, Finn E. Kydland et Edward C. Prescott montrent que les politiques monétaires sont souvent l'objet d'incohérence temporelle[7]. En 1983, Robert Barro et David Gordon mettent en avant l'importance de la crédibilité des politiques monétaires[8]. Alberto Alesina, seul en 1988[9] puis avec Lawrence Summers en 1993[4], suggère qu'il existe une relation forte et négative entre indépendance de la banque centrale et taux d'inflation.

Questionnements depuis la crise de 2008[modifier | modifier le code]

Pendant la crise de 2008, les banques centrales ont eu recours à des politiques « non-conventionnelles » aux effets redistributifs plus importants que les politiques usuelles, ce qui a relancé la question de la légitimité démocratique de leur indépendance[5]. De plus, cette indépendance a pu constituer un obstacle technique à une bonne coordination entre la politique fiscale et la politique monétaire, au point de transformer cette indépendance en « solitude » des banquiers centraux[10].

Analyses scientifiques de l'indépendance[modifier | modifier le code]

De nombreuses recherches ont été entreprises sur la question mais elles peinent à fournir des indications claires pour trois raisons :

  1. la définition de l'indépendance n'est pas arrêtée,
  2. le lien causal dans la corrélation entre l'indépendance et l'inflation est difficile à établir rigoureusement,
  3. l'écart entre l'indépendance légale et l'indépendance réelle est parfois important[11].

Études quantitatives[modifier | modifier le code]

Le caractère indépendant d'une banque centrale est une question de degré et non de nature. Il existe toute une gamme de dépendance de la banque centrale. Certaines le sont de manière légale mais restent fortement associées au ministère des Finances de leur pays, tandis que d'autres sont légalement dépendantes mais ont, dans les faits, acquis une quasi-autonomie[4].

Indépendance légale[modifier | modifier le code]

L'indépendance des banques centrales a pu être calculé à partir de plusieurs indicateurs. Les économistes Vittorio Grilli, Donato Masciandaro, et Guido Tabellini ont mis en place en 1991 un indicateur appelé indicateur GMT[12] ; Cukierman, en 1992, un autre[13]. Chacun de ces indicateurs évaluent les lois des banques centrales en calculant un index numérique qui classe l’indépendance légale de chacune des banques centrales.

L’index GMT est composé de deux sous-index, l’indépendance politique et l’indépendance économique de la banque centrale. Le concept d’indépendance politique comprend trois éléments couvrant les procédures de nomination des dirigeants de la banque centrale, les relations entre le conseil de direction et le gouvernement et les responsabilités officielles assignées à la banque centrale. L’indépendance économique de la banque centrale est composée de sept sous-index qui incluent la question du financement du budget de la banque centrale ainsi que la nature des instruments monétaires. Chacun de ces sous-index est évalué selon un système binaire sous lequel le chiffre 1 est assigné ou non. L’index global est obtenu par une simple addition des scores obtenus pour l’indépendance politique et l’indépendance économique.

L'index de Cukierman (1992) comprend seize sous-index qui permettent d’apprécier l’indépendance légale de la banque centrale. Ces sous-index sont regroupés selon quatre thématiques principales :

  1. Les variables sur le statut du directeur exécutif (durée du mandat, procédures de nomination et de démission et les clauses d’incompatibilité) ;
  2. Les variables concernant la formulation des politiques monétaires ;
  3. Les objectifs de la banque centrale ;
  4. Les régulations concernant les limitations d’emprunts.

À chacun de ces seize sous-index est assigné un score allant de 0 à 1. Autrement dit, l’indice de Cukierman tente d’être plus précis que l’indice GMT.

Néanmoins, ces évaluations contiennent certaines limites. Celles-ci ont été regroupées en trois catégories par Mangano (1998)[14], selon lui la valeur de ces indices dépend beaucoup trop de :

  1. Les critères contenus dans l’indice ;
  2. L’interprétation et l’évaluation de la loi liées à chaque critère individuel ;
  3. La façon dont les évaluations sont agrégées et pondérées pour obtenir le score global.

Dès lors certains économistes ont essayé de créer des indicateurs d’indépendance réelle des banques centrales.

Indépendance réelle[modifier | modifier le code]

Pour évaluer cette indépendance réelle la plupart des économistes créent des indicateurs basés sur le comportement réel.

Ainsi Cukierman/Webb/Neypati (1992) calculent le taux de changement des gouverneurs de banque centrale pour la période 1950-1989. Cet indicateur est basé sur l’hypothèse qu’un changement plus fréquent des gouverneurs de banque centrale signifie une plus faible indépendance des banques centrales. Selon eux un mandat long ne signifie pas systématiquement davantage d’indépendance, mais des durées d’exercice qui sont plus courtes que le cycle électoral pourraient signifier une indépendance plus faible.

Alpanda and Honig (2007), quant à eux, examinent selon quelle proportion la politique monétaire est manipulée pour des raisons politiques en testant la possibilité de cycles monétaires politiques entre 1972 et 2001 sur de multiples pays. Ils observent ainsi l’évolution des agrégats monétaires lors des campagnes politiques. Selon leur résultat, ces cycles existent avant tout dans les pays en voie de développement, ce qui signifie une plus faible indépendance réelle dans ces pays.

Enfin, Eijffinger and Keulen (1995) effectuent une sorte de synthèse entre l’indépendance légale et l’indépendance réelle puisqu’ils démontrent sur le plan empirique qu’il faut à peu près en moyenne cinq ans pour qu’une loi régissant le statut et les procédures d’une banque centrale soit effectivement appliquée.

Critiques et limites[modifier | modifier le code]

Si l'étude d'Alesina et Summers indiquait un lien fort entre l'indépendance de la banque centrale et la faiblesse du taux d'inflation, d'autres études sont venues nuancer ce résultat. Ainsi, une étude de Cukierman publiée en 1992, à partir d'un plus grand échantillon de pays et prenant en compte les degrés d'indépendance, ne conclut pas aussi clairement à une telle relation[15].

Analyses historiques[modifier | modifier le code]

Enfin, l'indépendance des banques centrales peut faire l'objet d'études historiques pour étudier précisément la nature des liens entre un État et sa banque centrale selon les périodes et les pays[16],[17].

Références[modifier | modifier le code]

  1. Benjamin Vignolles, « L'indépendance des banques centrales: », Regards croisés sur l'économie, vol. n° 11, no 1,‎ , p. 76–77 (ISSN 1956-7413, DOI 10.3917/rce.011.0076, lire en ligne, consulté le )
  2. Alain Plessis, Histoires de la Banque de France, ALBIN MICHEL, (ISBN 978-2-226-21374-7, lire en ligne)
    Cité par Olivier Feiertag (2010) « Introduction. Les banques centrales et l’État une réévaluation »
  3. (en) Adriano do Vale, « Central bank independence, a not so new idea in the history of economic thought: a doctrine in the 1920s », The European Journal of the History of Economic Thought, vol. 28, no 5,‎ , p. 811–843 (ISSN 0967-2567 et 1469-5936, DOI 10.1080/09672567.2021.1908393, lire en ligne, consulté le )
  4. a b et c Yoann Brun, Lou Dumez, Matthias Knol et Fabrice Tricou, Monnaie et financement de l'économie, (ISBN 978-2-35030-634-6 et 2-35030-634-8, OCLC 1134989408, lire en ligne).
  5. a et b (en) José Fernández-Albertos, « The Politics of Central Bank Independence », Annual Review of Political Science, vol. 18, no 1,‎ , p. 217–237 (ISSN 1094-2939 et 1545-1577, DOI 10.1146/annurev-polisci-071112-221121, lire en ligne, consulté le )
  6. (en) James Forder, « Why Is Central Bank Independence So Widely Approved? », Journal of Economic Issues, vol. 39, no 4,‎ , p. 843–865 (ISSN 0021-3624 et 1946-326X, DOI 10.1080/00213624.2005.11506857, lire en ligne, consulté le )
  7. (en) Finn E. Kydland et Edward C. Prescott, « Rules Rather than Discretion: The Inconsistency of Optimal Plans », Journal of Political Economy, vol. 85, no 3,‎ , p. 473–491 (ISSN 0022-3808 et 1537-534X, DOI 10.1086/260580, lire en ligne, consulté le )
  8. (en) Robert J. Barro et David B. Gordon, « Rules, discretion and reputation in a model of monetary policy », Journal of Monetary Economics, vol. 12, no 1,‎ , p. 101–121 (DOI 10.1016/0304-3932(83)90051-X, lire en ligne, consulté le )
  9. (en) Alberto Alesina, « Macroeconomics and Politics », NBER Macroeconomics Annual, vol. 3,‎ , p. 13–52 (ISSN 0889-3365 et 1537-2642, DOI 10.1086/654070, lire en ligne, consulté le )
  10. (en) Deborah Mabbett et Waltraud Schelkle, « Independent or lonely? Central banking in crisis », Review of International Political Economy, vol. 26, no 3,‎ , p. 436–460 (ISSN 0969-2290 et 1466-4526, DOI 10.1080/09692290.2018.1554539, lire en ligne, consulté le )
  11. (en) Eric Monnet, « The History of Central Banks », dans Oxford Research Encyclopedia of Economics and Finance, Oxford University Press, (ISBN 978-0-19-062597-9, DOI 10.1093/acrefore/9780190625979.013.877, lire en ligne)
  12. (en) Grilli, V., D. Masciandaro, and G. Tabellini, (1991), Political and Monetary Institutions and Public Financial Policies in the Industrial Economies, Economic Policy, Vol.13, pp. 341-92
  13. (en) Cukierman, A., Webb, S. and Neyapti, B., (1992), Measuring the Independence of Central Bank and its Effects on Policy Outcomes, World Bank Economic Review 6, 353-598
  14. (en) Mangano, G., (1998), Measuring Central Bank: a tale of subjectivity and of its consequences, Oxford Economic Papers, 50, 468-492
  15. Robert Barro, « Indépendance de la Banque centrale : la recette miracle contre l'inflation ? », Melchior - Le site des sciences économiques et sociales, extrait de Robert Barro, Les facteurs de la croissance économique, une analyse transversale par pays, Paris, Economica,
  16. Fausto Vicarelli, Richard Sylla, Alec Cairncross et Jean Bouvier, Central banks' independence in historical perspective:, DE GRUYTER, (ISBN 978-3-11-011440-9, DOI 10.1515/9783110856309, lire en ligne)
  17. Olivier Feiertag et Michel Margairaz, Les banques centrales et l'État-nation, SciencesPo les presses, coll. « Mission historique de la Banque de France », (ISBN 978-2-7246-1910-2)