Théorie du complot

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Élément du billet de 1 dollar américain figurant l'Œil de la Providence. Ce symbole a pu être invoqué comme preuve d'un complot mondial maçonnique ou Illuminati par les partisans de ces théories.
Dessin conspirationniste antisémite et antimaçonnique, montrant la France catholique conduite par les Juifs et les francs-maçons (Achille Lemot pour Le Pèlerin, n° du 31 août 1902).

On appelle théorie du complot l'interprétation des évènements comme produit d'un plan concerté et orchestré secrètement par un groupe malveillant. Une théorie du complot se soustrait à la réfutation, et écarte ou discrédite les explications retenues le cas échéant par les spécialistes, médias et institutionnels.

Les partisans d'une théorie du complot sont parfois appelés « conspirationnistes ».

Histoire

Genèse historique

Augustin Barruel, auteur des Mémoires pour servir à l'histoire du Jacobinisme dans lesquels il affirme que la Révolution française a été organisée par la franc-maçonnerie française et les Illuminés de Bavière.

Si les complots sont aussi anciens que la vie politique, la notion de "théorie du complot" se serait développée pour la première fois dans l'opposition parlementaire à la Couronne britannique au XVIIe siècle : l'opposition menée par Henri Bolingbroke développe l'idée que leurs adversaires politiques, au lieu de préserver les intérêts des sujets en préservant le principe de représentation, augmenteraient les impôts car, payés par la Couronne, ils s'en retrouveraient ainsi mieux payés. Cette culture de l'opposition et de la théorie du complot s'est transmise aux États-Unis, où les colons américains étaient convaincus que la Couronne, mais également tous les Britanniques, souhaitaient renverser leur pouvoir. [réf. nécessaire]

Toutefois, les historiens s'accordent à considérer que la première théorie du complot proprement dite fut celle, répandue à la fin du XVIIIe siècle, portant sur la Révolution française. Pour Frédéric Charpier, ce sont les Mémoires pour servir à l'histoire du Jacobinisme, écrites en 1798 par l'abbé Augustin Barruel, qui constituent l'acte de naissance de « la première théorie du complot » : la Révolution française ne serait pas un mouvement populaire spontané, mais le fruit d'une conspiration antichrétienne. De manière indépendante, l'écossais John Robison sort Les preuves d’une conspiration contre l’ensemble des religions et des gouvernements d’Europe, où il prétend montrer l'existence d’une conspiration des Lumières œuvrant au remplacement de toutes les religions par l’humanisme et de toutes les nations par un gouvernement mondial unique. Charpier y voit le prototype contenant l'essentiel des ingrédients des futurs récits conspirationnistes : une « idéologie réactionnaire », une « subjectivité camouflée dans une fausse objectivité », un « langage haineux », etc.[1] De son côté, Marcel Gauchet déclare que c'est en réaction à Augustin Cochin, dont l'œuvre relaie la même interprétation conspirationniste de la Révolution, que l'expression « théorie du complot » est apparue en France[2].

La Révolution française peut être ainsi vue comme le premier grand événement de l'histoire du conspirationnisme, dans la mesure où ce bouleversement a suscité des théories de tous bords. Car si l'idée fantasmatique de la Révolution comme coup d'État planifié était relativement partagée, il y avait à l'inverse une très grande diversité des interprétations quant à l'identité des supposés conspirateurs : clubs, loges et autres « sociétés de pensée » passant pour avoir prévu et organisé leur prise de pouvoir, régiments de la guerre d'Amérique, financiers et négociants gravitant autour du Club des Jacobins ou du Club Massiac, etc. La conspiration dénoncée par Barruel dans Mémoires pour l'histoire du Jacobinisme implique même des groupes beaucoup plus anciens, comme les Rosicruciens et les Templiers, qui auraient selon lui perduré. D'autres accusaient les nations étrangères : l'Angleterre, la Prusse... Réciproquement, des révolutionnaires ont accusés les girondins, les modérantistes, les Vendéens, les Autrichiens ou encore les fédéralistes, de comploter « contre » la Révolution.

Évolution historique des théories du complot

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Sergueï Nilus, un des premiers éditeurs des Protocoles des Sages de Sion, documents véhiculant la théorie du complot juif.

Les théories du complot du XIXe siècle prennent comme responsables récurrents la franc-maçonnerie, les Illuminati ou les Jésuites. À la charnière du XXe siècle, ils sont remplacés par les Juifs, avec le célèbre exemple des Protocoles des Sages de Sion, faux documents mis au service de l'antisémitisme russe pour justifier et encourager les pogroms et utilisés par la suite par les antisémites européens (dont Adolf Hitler, qui s'y réfère explicitement dans Mein Kampf).

Au XXe siècle, les théories du complot deviennent un élément important de la culture anglo-saxonne. L'assassinat de John F. Kennedy en 1963, considéré comme le fruit d'une conspiration par le Comité HSCA en 1979, a suscité un grand nombre d'élucubrations. De même, les attentats du 11 septembre 2001 ont généré un flot de contestation conspirationniste contre le gouvernement des États-Unis.

À l'aube du XXIe siècle, le filon du conspirationnisme est exploité dans de grands succès populaires comme X-files ou Da Vinci Code. Certains sociologues considèrent, en outre, la généralisation de l'explication par le complot comme un aspect clé de la mentalité postmoderne (voir plus bas).

Enjeux et problèmes autour de la notion

Affiche de l’Exposition antibolchevique en France occupée, dénonçant l'existence d'une conspiration mondiale judéo-maçonnico-bolchévique.

Pierre-André Taguieff a identifié quatre grands principes qui sont au départ des croyances conspirationnistes :

« Rien n'arrive par accident ;
Tout ce qui arrive est le résultat d'intentions ou de volontés cachées ;
Rien n'est tel qu'il parait être ;
Tout est lié, mais de façon occulte. »[3]

Sur fond de ces principes se forme la dénonciation d'une « manipulation des masses », dont les éléments forment une base réduite :

  • l’existence d’un petit groupe,
  • décidé à influer sur les événements, à en prendre le contrôle ou à les provoquer,
  • de façon secrète,
  • afin de prendre ou conserver un pouvoir politique, et/ou économico-financier, et/ou culturel, etc.

Le groupe conspirateur serait typiquement minoritaire, élitiste et/ou sectaire et utiliserait des moyens politiques, financiers, militaires, psychologiques et/ou scientifiques. Cela implique que cette communauté possède des grilles d'analyse pertinentes et fiables, mais cachées. À partir de cette analyse, elle pourrait développer une action occulte, mais surtout efficace permettant de parvenir à ses objectifs, lentement mais sûrement. Ce sont ces hommes « qui savent l'histoire qu'ils font »[2].

Risque de débat sophistique

Le raisonnement conspirationniste donne fréquemment lieu à un débat sophistique :

L'utilisation de la théorie du complot peut se rapprocher de la méthode hypercritique : toute contre-argumentation peut sembler faire partie du complot, la personne argumentant étant considérée comme manipulée, voire faisant partie du « complot ». On peut aussi assister à un renversement de la charge de la preuve : c'est au tenant de l'explication rationnelle de montrer qu'il n'y a pas eu complot, et les arguments qu'il profère peuvent passer pour des manipulations supplémentaires. La théorie du complot se justifie ainsi par elle-même et n'a en cela rien de « scientifique ».

« Il y a plus faux que le faux, c'est le mélange du vrai et du faux. »
Paul Valéry

Le conspirationnisme est avant tout une logique particulière par laquelle on articule des données. Or, on peut traiter d'événements authentiques sans que cela garantisse la véracité de la logique par laquelle on les relie entre eux. De fait, hormis les sources a priori crédibles mais finalement non vérifiables, les données utilisées par les théories du complot peuvent être issues aussi bien de faux que de sources authentiques. Le conspirationnisme peut ainsi se réclamer d'une documentation « vérifiable » et ouverte au public, tout en livrant une interprétation fantaisiste des données.

La certitude préalable de l'existence d'un complot implique l'analyse de toute information et de tout fait au travers du prisme de cette théorie du complot. Ce biais cognitif est nommé biais de confirmation d'hypothèse. En outre, à cause d'un défaut de distinction entre les données exploitées et leur mise en relation, le simple fait que des données authentiques soient « insérées dans la trame » de la théorie du complot peut valider à tord la trame elle-même. L'évocation d'un complot peut donc mener au rétrécissement de l'univers d'analyse d'un fait, puisque ce fait ne sera mis en relation qu'avec d'autres faits issus de la théorie.

Une expression à visée polémique

L’expression « théorie du complot » peut être utilisée de façon idéologique ou politique. Sous forme d'accusation, elle peut servir à discréditer une opinion ou une théorie qui, sans pour autant être conspirationniste, fait intervenir l'interprétation d'intentions humaines (ce qui, selon Wilhelm Dilthey, est le cas de toute théorie en sciences humaines et sociales). À ce propos, le sociologue Patrick Champagne et le politologue Henri Maler dénoncent les limites floues du concept de « théorie du complot » ; ils désapprouvent l'usage abusif de l'expression pour étiqueter une théorie ou une opinion, en particulier dans l'espace médiatique où cela peut avoir des conséquences diffamatoires :

« [...] la théorie de « la théorie du complot » remplit des fonctions sociales et idéologiques relativement puissantes et cela d’autant mieux qu’il ne s’agit pas d’une véritable théorie, c’est-à-dire d’un ensemble de propositions cohérentes, discriminantes et falsifiables. Elle annexe à des critiques qui peuvent être fondées des imputations sans preuves qui fonctionnent alors comme de simples calomnies. Et la calomnie peut frapper d’autant plus largement que la théorie de « la théorie du complot » telle qu’elle est construite, est un vaste fourre-tout attrape-tout qui fonctionne par association de mots et mélange tous les genres : journalistiques et scientifiques, théoriques et polémiques, militants et politiques[4]. »

Lorsque le philosophe Noam Chomsky et le spécialiste des médias Edward Herman ont élaboré leur modélisation du fonctionnement des mass media américains, ils ont été accusés de « théorie du complot » par certains contradicteurs. Chomsky, qui est lui-même généralement critique envers les théories du complot[5],[6], rejète l'accusation et dit n'avoir produit qu'une simple « analyse institutionnelle ». Il avance : « à mon avis, "théorie du complot" est devenu l'équivalent intellectuel d'un mot de cinq lettres. C'est quelque chose que les gens disent quand ils ne veulent pas que vous réfléchissiez à ce qui se passe vraiment »[7]. Herman, quant à lui, voit dans l'accusation un « cliché superficiel » et une critique facile qui ne coûte rien[8].

L'accusation de « théorie du complot » pourrait aussi servir à discréditer ceux qui dénoncent un complot bien réel. Cela aurait pour effet de dissimuler encore davantage ledit complot. C'est au nom de ce principe que le journaliste Webster G. Tarpley, qui pense que les attentats du 11 septembre furent organisés par des membres des services secrets et du gouvernement des États-Unis[9], récuse la disqualification de sa vision à partir de son simple caractère conspirationniste :

« Étant l'une des formes primordiales de l'action politique, le complot est aussi vieux que l'histoire de l'humanité. Machiavel en parle dans un long chapitre de ses Discours ; il entend par là la conspiration visant à tuer le dirigeant pour prendre sa place, comme la conspiration des Pazzi contre les Médicis dans les années 1480. La conspiration est aussi un concept en vigueur dans le droit coutumier anglo-saxon.
L'utilisation de la théorie du complot comme expression d'opprobre est relativement récente. Elle date de la publication du travail de Richard Hofstadter de l'Université de Columbia [...] Le style paranoïaque dans la politique américaine (1964). [...] Toute personne que Hofstadter soupçonne de voir une conspiration quelconque est ipso facto un paranoïaque. C'est oublier la référence nécessaire à la réalité : existe-t-il une conspiration oui ou non ? Les avocats étatsuniens prouvent depuis longtemps l'existence de conspirations aux jurés, et pourtant ils échappent généralement à l'accusation de paranoïa.
Il est impossible de rédiger un écrit d'histoire politique sans admettre, de temps à autre, la possibilité d'accords confidentiels portant sur des actions concertées et déployant leurs effets à l'avenir. [...] quiconque exclut a priori tout complot risque de ne pas comprendre grand-chose à ce qui se passe. On en déduit que la phobie envers la supposée théorie du complot dans nombre de milieux universitaires postmodernes est en réalité un écran de fumée camouflant leur répugnance pour la pensée politique en soi. [...]
« Théoricien du complot », terme fourre-tout servant d'argument ad hominem pour nier l'irréfutable, remonte donc aux années qui ont suivi l'assassinat de Kennedy, quand le public était prié d'accepter que c'était à cause de la politique du gouvernement étasunien que ce grand crime (ainsi que les assassinats postérieurs de Martin Luther King et Robert Kennedy en 1968) resterait toujours sans solution et que ceux qui n'étaient pas d'accord devaient être voués aux gémonies[10] ».

Analyse de la possibilité d'une conspiration

Des auteurs avancent que le phénomène de la conspiration est inhérent à la politique et à l'économie dès lors que des richesses et du pouvoir sont en jeux dans un cadre d'ambitions opposées. L'histoire présente le cas de complots avérés, comme l'opération Himmler organisée par le IIIe Reich pour déclarer la guerre à la Pologne, ou encore l'Opération Ajax destinée à renverser Mossadegh en Iran (l'article Conspiration présente une liste de conspirations historiques). Il arrive qu'une institution juridique considère un « complot » comme étant à l'origine d'événements historiques d'une certaine ampleur : au procès de Nuremberg, le chef d'accusation n°1 contre les responsables nazis était « plan concerté ou complot » (tandis que « crime contre la paix », « crime de guerre » et « crime contre l'humanité » étaient les chefs d'accusation n°2, 3, et 4).

Le philosophe Karl Popper, qui développe une analyse de la théorie du complot dans le second volume de La Société ouverte et ses ennemis, insiste cependant sur le fait que les complots existent mais sont à peu près toujours des échecs et que, ainsi, « les conspirateurs profitent très rarement de leur conspiration »[11].

« [...] les conséquences de nos actes ne sont pas toutes prévisibles ; par conséquent la vision conspirationniste de la société ne peut pas être vraie car elle revient à supposer que tous les résultats, même ceux qui pourraient sembler spontanés à première vue, sont le résultat voulu des actions d'une personne intéressée à ces résultats. »[12]
Karl Popper

Pour Popper, recourir à la théorie du complot pour comprendre le monde est une erreur : cela revient à affirmer que tous les événements sont la résultante d'actions délibérées, effectuées par des personnes qui auraient des intérêts communs et non-contradictoires à ces résultats, et qu'il leur est possible de prévoir avec certitude les conséquences futures d'actions données. Or, pour Popper, rien n'est plus contestable que ce présupposé de départ sur lequel est bâtie toute théorie du complot : il écrit ainsi qu'il est très rare que des actions provoquent exactement le résultat souhaité ou prévu, il y a toujours des effets secondaires imprévus. Popper donne l'exemple d'une personne voulant acheter une maison. Son intérêt est que son prix soit le plus bas possible. Mais du seul fait que cette personne se déclare comme acheteuse, cela fait monter les prix du fait d'un nouveau demandeur sur le marché, ce qui va manifestement à l'encontre de son intérêt. Là est un exemple typique de conséquences néfastes involontaires et inévitables d'une action.

Plus récemment, les études sur la notion d'émergence dans un milieu chaotique suggèrent que tout pourrait se passer comme s'il y avait complot sans que personne n'en tire forcément les ficelles de façon consciente[13]. C'est ainsi que sans souscrire eux-mêmes au conspirationnisme, les philosophes Antonio Negri et Michael Hardt soulignent, dans leur livre Empire sur la mondialisation, que les théories du complot ne doivent pas être rejetées par principe[14] :

« [...], nous n'entendons pas suggérer qu'il existe un petit opérateur derrière le rideau, un magicien d'Oz qui contrôlerait tout ce qui se voit, se pense ou se fait. Il n'y a pas un point de contrôle unique qui dicte le spectacle. Celui-ci, toutefois, fonctionne généralement « comme » s'il y avait effectivement un tel point de contrôle central [...], le spectacle est à la fois dispersé et intégré. [...], les théories de conspiration gouvernementale et extragouvernementale pour un contrôle mondial – qui ont proliféré ces dernières décennies – doivent être reconnues comme justes et fausses tout ensemble [...] : les théories de conspiration constituent un mécanisme grossier mais efficace pour approcher le fonctionnement de la totalité. Le spectacle de la politique fonctionne « comme si » les médias, l'armée, le gouvernement, les sociétés transnationales, les institutions financières mondiales, etc. étaient tous consciemment et explicitement dirigés par une puissance unique, même si, en réalité, ils ne le sont pas. »

— Hardt & Negri, Empire, partie III, chapitre 5, p. 392

Analyses psychologiques et sociologiques

Les croyances en théories du complot sont devenues un sujet d'étude pour les sociologues, psychologues et experts en folklore[15],[16], qui les ont traitées scientifiquement et objectivement comme un fait social, sous l’angle de leurs différences et des caractéristiques communes permettant de les définir.

Scénarios d'émergence d'une théorie du complot

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L'assassinat de Kennedy, un des incidents ayant le plus marqués l'Amérique moderne, a suscité et suscite encore de nombreuses théories du complot.
Les théories du complot sur les attentats du 11 septembre 2001 sont celles qui génèrent le plus de trafic sur Internet.

Les théories du complot peuvent germer de plusieurs manières :

  • par un réflexe de doute de la part du public face aux explications officielles données à un événement. Elles se développent dans l’opinion lorsque celle-ci ne se trouve pas en situation de croire l’explication principale d’un événement donnée notamment :
    • à la suite d’un événement formant un choc moral important (pour la France, notamment la défaite de 1870 ou défaite de 1940),
    • dans des situations de conflit.
    • lorsque la confiance dans le gouvernement et les institution est très faible. Aux États-Unis, la défiance d’une partie de la population face à l’État fédéral alimente ainsi des théories du complot quant à divers secrets cachés par le gouvernement américain à sa propre population, d’événements politiques (assassinat de Kennedy, attentats du 11 septembre 2001) à l’existence d’extra-terrestres (affaire de Roswell).
  • par la publication d’articles et d’ouvrages remettant en cause les versions officielles. Les personnes suscitant les théories du complot seraient souvent minoritaires et mal connues du grand public, que ce soit à cause de leur goût du secret, de l'entre-soi, ou du risque d'être attaqué en société pour avoir avancé une idée non politiquement correcte, car officiellement inavouable si la théorie était vraie.
  • par la propagande des autorités. En effet, il peut aussi s’agir de l’explication officielle donnée par un État ou une force en présence lors d’une crise ou d'un conflit (cas de la théorie du complot juif dans l'Allemagne nazie).

Typologie des théories du complot

Par portée du complot

Certaines théories du complot portent sur un élément précis de l’Histoire, d’autres donnent une explication globale à l’Histoire du monde ou au monde actuel.

Dans son livre A Culture of Conspiracy, le politologue Micharl Barkun a relevé trois degrés dans la place que peut prendre l'« explication par le complot » dans l'interprétation du monde[17] : le « conspirationnisme d'événement » (« Event conspiracy theory »), où un complot est considéré comme étant la cause d'un événement isolé et où les comploteurs sont censés s'être concentrés sur un objectif restreint (par exemple, la mort d'une personne) ; le « conspirationnisme systémique » (« systemic conspiracy theory »), où plusieurs événements sont rattachés à un vaste complot à plus long terme, imputé à une communauté qui chercherait à infiltrer progressivement les institutions en place (Juifs, Illuminati, etc.) ; et enfin le « super-conspirationnisme » (« superconspiracy theory »), qui consiste à croire que toutes les conspirations réelles ou supposées, dans le monde et à travers l'Histoire, procèdent d'un vaste plan global voire cosmique, ourdi à très long terme par une puissance ayant les attributs de Dieu (omniscience, éternité, toute-puissance...), plan à l'intérieur duquel les multiples complots opèreraient de façon hiérarchique ou en réseau.

Selon Raoul Girardet, l'explication par le complot est d'autant plus convaincante qu'elle se veut totale et d'une exemplaire clarté[18] ; une telle théorie « totale » postule qu'une seule entité exercerait un complot universel, agissant afin de se répartir des pouvoirs à travers le monde (politique, économie, culture, médias, science, religion, etc.). Cette définition est similaire à ce que Barkun appelle la « systemic conspiracy theory ». La sociologue Véronique Campion-Vincent distingue la catégorie, encore supérieure, des « mégacomplots », rejoingant ainsi la « superconspiracy theory » identitée par Barkun. Apparu dans les années 1990-2000 avec David Icke et repris dans des œuvres de fiction (comme la série X-Files ou le best-seller Da Vinci Code), le « super-conspirationnisme » donne une explication globale de l'Histoire ou du monde, y compris sous ses dimensions métaphysiques[19].

Par nature du complot

Une autre forme de typologie peut être faite à partir de la nature du complot ou de ses auteurs.

En se basant sur le cas des États-Unis, Véronique Campion-Vincent distingue « complot d'une élite » et « complot anti-individuel »[19],[20]. Concernant le « complot d'une élite », elle distingue une théorie « de droite », qui avance que l'État fédéral est au service des Noirs et/ou des Juifs et tente de prendre le contrôle de la nation blanche et chrétienne, et une théorie « de gauche », qui estime que certaines organisations internationales pilotées par de grandes sociétés et de grandes fortunes tentent d'imposer un « nouvel ordre mondial » : la famille Rockefeller, le Council on Foreign Relations, la Commission Trilatérale, le groupe Bilderberg, l’Organisation mondiale du commerce, le groupe Carlyle, les Skull and Bones, la Société du Mont-Pèlerin, etc. Pour leur part, les « complots anti-individuels » viseraient au contrôle et à la répression discrète de l'individu (en particulier par le contrôle mental) par l'État et ses différentes agences, avec la complicité de la science.

Aboutissant en 2007 à une typologie proche de celle de Campion-Vincent pour les « complots d'une élite », les psychologues suisses Pascal Wagner-Egger et Adrian Bangerter ont mis en évidence « deux catégories partiellement différentes de théories du complot : celles accusant les autorités (théories du complot de type « Système ») et celles mettant en scène des minorités (théories du complot de type « Minorités », par exemple Juifs ou terroristes musulmans) ». Si les théories du complot du type « Système » sont motivées par une peur de ne jamais accéder au pouvoir ou à l'argent, celles du type « Minorités » sont motivées par la peur d'un chamboulement social, de perdre des acquis. Ces deux types de peurs ne dégénèrent pas toujours en croyances conspirationnistes, mais influencent néanmoins les choix politiques. Wagner-Egger et Bangerter concluent : « Nous avons pu montrer que la peur et la méfiance prédisent les deux types de théories du complot, tandis que l'irrationalité prédit spécifiquement les théories du complot de type « Système ». Le conservatisme politique prédit spécifiquement les théories du complot de type « Minorités » »[21].

Image représentant la Révolution russe comme un « complot judéo-bolchévique » (Léon Trotski est dépeint avec une étoile rouge autour du cou).

Facteurs de développement du conspirationnisme

Véronique Campion-Vincent distingue deux écoles des sciences humaines des années 1960, pour expliquer les causes du développement des théories du complot. Un premier courant d'explication repose sur la psychologie, en particulier sur la psychologie sociale, et tend à déprécier les conspirationnistes en présentant les théories du complot comme une pathologie mentale. Un autre courant d'explication, moins dépréciatif que le premier, repose sur la sociologie et lie l'émergence du conspirationnisme à la société postmoderne.

Explications par la psychologie individuelle

Plusieurs biais cognitifs peuvent favoriser les interprétations conspirationnistes :

  • biais de confirmation d'hypothèse : accorder plus de poids aux preuves qui confirment ses hypothèses[22] ;
  • effet de récence : tendance à mieux se souvenir des dernières informations auxquelles on a été confronté ;
  • biais sur le négatif : tendance à prêter davantage attention aux éléments négatifs ;
  • illusion des séries : percevoir à tort des coïncidences dans des données au hasard ;
  • dissonance cognitive : réinterpréter pour éliminer les contradictions ;
  • effet de simple exposition : avoir préalablement été exposé à quelqu'un ou à une situation le/la rend plus positive ;
  • biais de disponibilité : ne pas chercher d'autres informations que celles immédiatement disponibles ;
  • effet de mode : acceptation plus facile quand un grand nombre de personnes croient un information ou pratiquent un comportement donné ;
  • oubli de la fréquence de base : oublier de considérer la probabilité statistique lorsque survient un évènement ;
  • focus : donner trop d'importance à l'aspect d'un évènement en modifie les perceptions suivantes ;

Une liste de biais cognitifs faussant nos interprétations en répertorie une trentaine (Voir aussi la liste plus complète en anglais). Les biais cognitifs sont des erreurs de raisonnement qui ne constituent pas en soi un comportement pathologique.

Pour ce qui est des théories du complot elles-mêmes, certains psychogues en font le symptôme d'une forme de paranoïa, en particulier du délire d’interprétation de Sérieux et Capgras, trouble psychiatrique dont le thème délirant du complot est constitutif[réf. nécessaire]. Cependant, cette interprétation est majoritairement considérée comme insuffisante, dans la mesure où elle ne prend pas la peine de s'intéresser à la théorie du complot sur le plan de la finalité, de sa « fonction ».

Explications par la psychologie sociale

« [Une théorie du complot] peut se définir minimalement comme un récit explicatif permettant à ceux qui y croient de donner un sens à tout ce qui arrive, en particulier à ce qui n'a été ni voulu ni prévu. »
Pierre-André Taguieff
« Lorsque l'imaginaire collectif s'affronte à l'ambitieuse opération de concevoir un système économique de dimension planétaire, le vieux motif de la conspiration connaît un souffle nouveau en tant que structure narrative apte à synthétiser les éléments fondamentaux : l'existence d'un réseau potentiellement infini en même temps qu'une explication plausible à sa partie invisible. »[23]
Fredric Jameson
« La croyance centrale de chaque crétin est qu'il est victime d'un mystérieux complot contre ses droits communs… Il attribue tous ses échecs dans le monde, toute son incapacité congénitale et sa stupidité, aux machinations de loups-garous réunis à Wall Street ou à quelque autre infamie. »[24]
H. L. Mencken

L'explication par la psychologie sociale repose notamment sur les travaux de la professeur de théorie politique Hannah Arendt[25], qui relie le conspirationnisme à un « besoin de cohérence », de l'historien américain Richard Hofstadter[26], qui évoque « un style paranoïde » de la politique, les travaux du politologue français Raoul Girardet[18] ou ceux des psychologues Carl F. Graumann et Serge Moscovici[27], qui parlent de « mentalité du complot ». D'après leurs travaux, la qualité persuasive des théories du complot repose sur les éléments suivants, qui ont en commun de compenser un sentiment d'impuissance :

  • Les théories du complot fournissent une logique unificatrice à des éléments apparemment disparates et non liés entre eux, ce qui est intellectuellement satisfaisant. Hannah Arendt écrit que les théories du complot répondent à un besoin des foules, qui « ne font confiance ni à leurs yeux ni à leurs oreilles, mais à leur seule imagination, qui se laissent séduire par tout ce qui est à la fois universel et cohérent en soi-même »[28]. Elle souligne que cette « fuite des masses devant la réalité est une condamnation du monde dans lequel elles sont contraintes de vivre et ne peuvent subsister, puisque la contingence en est devenue la loi suprême et que les être humains ont besoin de transformer constamment les conditions chaotiques et accidentelles en un schéma d'une relative cohérence »[29]. De même, l’historien Jean-Philippe Schreiber et la linguiste Emmanuelle Danblon (Université libre de Bruxelles) estiment que la théorie du complot « permet à l’individu de donner du sens à ce qui l’entoure, ce qui semblerait être une condition essentielle à son inscription dans le monde »[30]. La théorie du complot répondrait, dans cette perspective, aux besoins de compréhension des sociétés en crise en identifiant une causalité simple et unique à tous les bouleversements que l'individu ou les masses peuvent subir. Comme le souligne l'historien Raoul Girardet[18], cette utilité sociale en fait une variété du mythe. Le conspirationnisme établit une grille interprétative simple, fondée à la fois sur des préjugés et une certaine forme de bon sens populaire, et dans laquelle s'insère nombre d'événements du temps présent (en particulier les plus déroutants et angoissants). En ramenant tout à une causalité unique et toute-puissante, il révèle généralement un monde manichéen, avec un Bien et un Mal nettement définis et un destin intelligible.
  • Les théories du complot donnent accès à une vérité cachée, ce qui est valorisant pour celui qui reçoit le message. Le philosophe français Robert Redeker évoque dans Le Monde du les « avantages narcissiques de la croyance en cette théorie : son adepte s’épanouit dans le sentiment de détenir un secret d’une extrême importance. Il jouit d’en savoir plus que les plus grands savants ! »[31]. Sur son site Web dédié à l'inexpliqué et aux subcultures qui gravitent autour, Jérôme Beau explique qu'une personne adhérant aux théories du complot « se positionne implicitement comme plus intelligente que celles qui se font avoir » ; face à son entourage, elle peut se sentir « supérieure » et potentiellement apte à sauver « ceux qui sont considérés « non informés », « naïfs » ou incapables de reconnaître les conspirations en question. »[32]
  • Les théories du complots identifient des coupables en tendant à interpréter toute événement ou conséquence d'un événement comme ayant été voulus ; cette interprétation découle d'une généralisation de l’« imputabilité » du mal, d'une attribution de tout événement malheureux à une volonté. A la fin du Moyen Âge et à la Renaissance, de nombreuses personnes issues de catégories sociales marginales étaient accusées d'être responsables des événements mettant la vie sociale en danger : maladies, catastrophes naturelles détruisant les récoltes, etc. Cela donnait lieu à des chasses aux sorcières, au cours desquelles on les accusait d'avoir provoqué le malheur de la communauté à l'aide de démons ou de maléfices. Aujourd'hui encore, lors d'évènements dramatiques, la tendance des médias, du public ou de la justice à chercher les coupables plus que les solutions peut influencer le citoyen, en le conditionnant à percevoir tout événement négatif selon ce mode “imputabiliste”[33]. C'est le sens implicite de la question « À qui cela profite-t-il ? », soulevée lors d'événements bouleversants. Une imputation systématique du mal peut donner lieu à un phénomène de victime expiatoire, où le malheur est conçu comme ne pouvant être réparé que par l'élimination de ceux qui l'ont souhaité, et où une catégorie d'individus, même innocents, peut être identifiée comme celle de responsables à châtier. De nos jours, les moyens d'action qu'on imagine être ceux des fauteurs de catastrophes ne sont plus des rites ou des recettes magiques, mais des moyens techniques et en particulier militaires. Le concept du complot est capable de s'adapter aux groupes les plus divers (par exemple : le Juif devenant tour à tour le capitaliste ou le communiste). Les théories du complot les plus puissantes auraient ainsi la capacité de perdurer dans le temps tout en se renouvelant, voire en se combinant : les « vieilles » théories du complot, comme celles du complot juif ou communiste, auraient ainsi été combinées ente elles lors de la Révolution russe pour donner naissance au complot « judéo-bolchévique ».
  • Les théories du complot peuvent expliquer d'éventuels échecs personnels. C’est, par exemple, l’explication classique donnée à l'antisémitisme d'Adolf Hitler dans le contexte de son parcours personnel. Le critique social H. L. Mencken, penseur individualiste et élitiste, voyait le conspirationnisme comme un symptôme de stupidité et une façon (qu'il dépréciait) d'éviter de se prendre en main et d'assumer ses failles. Le psychologue Julian Rotter distingue à ce titre deux profils psychologiques : les personnes croyant que leur sort est hors de leur influence, et celles croyant que les évènements dépendent surtout d'elles-mêmes. Les premières ont un locus de contrôle dit « externe » : hasard, chance, fatalité, ou autre tout-puissant (dieu, société, autorités…), alors que les secondes ont un locus « interne ». Rotter relève qu'un locus de contrôle externe est en corrélation avec certains facteurs sociologiques, comme une catégorie socio-professionnelle défavorisée, un niveau d'éducation peu élevé, et/ou une culture communautaire (par opposition aux cultures individualistes, qui encouragent la responsabilité)[34]. Toutefois, le sociologue Cyril Lemieux estime que des théories du complot envers l'etablishment peuvent aussi émaner de citoyens diplômés ; il place l'origine du conspirationnisme dans un désir frustré de notoriété intellectuelle : « […] en raison de la massification de l'enseignement supérieur, notre société produit beaucoup de diplômés qui se sentent légitimement autorisés à penser qu'ils ont au moins autant de talent que les journalistes, les intellectuels, les artistes et les politiques les plus en vue médiatiquement, alors même qu'ils sont contraints, eux, [...] à l'invisibilité. Internet est un média qui leur permet de donner un début de visibilité publique à leurs productions et à leurs talents. Mais c'est aussi un média qui leur permet d'exprimer leurs sentiments d'injustice [...]. Le conspirationnisme, si en vogue sur Internet, n'est peut-être qu'une expression extrême de cette dénonciation [...]. »[35]
  • Les théories du complot donnent l'espoir de pouvoir changer les choses. Les psychologues humanistes font valoir que, pour les théoriciens de la conspiration, même si le complot est angoissant, il est consolant de croire que ces bouleversements seraient dus à une volonté plutôt qu'à des facteurs échappant à toute volonté. C'est un dispositif rassurant de croire que des accidents n'arrivent pas au hasard mais seraient ordonnés par l'homme : rendant de tels événements compréhensibles et potentiellement contrôlables, il y a l'espoir, même faible, de pouvoir briser cette conspiration (ou d'y adhérer pour faire partie du pouvoir)[36]. Toutefois, cet espoir ne prend pas nécessairement la forme d'actions : le journaliste Alexander Cockburn souligne qu'en dépit des effets positifs, la théorie du complot relève « de l’infantilisme politique » et « imaginer qu’elle puisse déboucher sur une énergie progressiste revient à croire qu’un illuminé qui s’époumone au coin d’une rue révélera forcément des talents de grand orateur »[37].

Explications sociologiques

« Les générations de l’après-guerre dans les sociétés occidentales sont plus portées que les précédentes à se méfier de leurs gouvernants. La société postmoderne, parce qu’elle n’offre plus un système stable de catégorisation du réel, ne peut que favoriser les idées négatrices et conspirationnistes. »[38]
Jean-Bruno Renard
« Les grandes mythologies élaborées en Occident depuis l'aube du XIXe siècle ne sont pas simplement des efforts pour combler le vide laissé par la décomposition de la théologie [...]. Elles sont elles-mêmes une sorte de « théologie de substitution ». »[39]
George Steiner

Les explications sociologiques mettent prioritairement en avant les évolutions de la société pour expliquer l'apparition des théories du complot. Plusieurs interprétations existent :

  • Pour un premier courant, c'est l'« excès d'institution » qui provoque le développement des théories du complot. Timothy Melley (Université de Miami), spécialiste de la culture populaire, parle d'une « agency panic »[40] : il voit dans le conspirationnisme l'expression d'une crise de l'individu et de son autonomie, ainsi que son angoisse face au pouvoir croissant, technocratique et bureaucratique, des administrations. Il considère en outre la théorie du complot comme un élément essentiel de la culture populaire américaine de l'après-1945[41] [42].
  • Pour un autre courant, les théories du complot naissent, à l'inverse, de la « disparition des institutions structurantes ». Le juriste américain Mark Fenster[43] (Université de Floride) explique que le développement des théories du complot est le fruit du déclin de la société civile traditionnelle (l'encadrement par les corps intermédiaires classiques, les syndicats, les mouvements politiques) qui laisse désemparés les groupes les plus fragiles, notamment les personnes défavorisées dont les afro-américains. Les théories du complot, qui reflètent les insuffisances des institutions et la demande de plus de transparence de la part des citoyens, font partie intégrante du système politique démocratique et ne sont pas des phénomènes marginaux[44]. Pour Pierre-André Taguieff[45], les théories du complot, très médiatisées sur Internet, dans certains jeux (comme Illuminati, Deus Ex, Half-Life, Metal Gear) ou films (comme Ennemi d'État, X-Files, Prison Break), répondaient à un besoin de « réenchantement du monde », selon l'expression de Peter Berger : elles participeraient d'une reconfiguration des croyances et d'une sublimation du religieux sous une forme sécularisée. Insistant sur la déstructuration culturelle plutôt que politique ou religieuse, le sociologue français Jean-Bruno Renard (université Montpellier III) voit le terreau de développement des théories du complot dans la postmodernité : relativisme cognitif (Raymond Boudon), fragmentation en néotribus et en sous-cultures (Michel Maffesoli), dévalorisation des « canaux officiels de communication » (politiciens, médias), confusion accrue entre l'image et le réel[38].

La théorie du complot serait donc un palliatif face à l'annihilation de l'individu par des institutions trop présentes, ou à l'inverse face au vide provoqué par la vacance des institutions. Dans les deux cas, elle est une réaction à la perte du sens ordinairement assuré par un ordre social bien régulé.

La culture conspirationniste

Principaux exemples de théories du complot

Il existe de nombreuses théories du complot, qui attribuent des intentions perverses et un pouvoir démesuré à des catégories particulières d'individus (communistes, franc-maçons, juifs, lépreux) ou à des institutions (Eglise catholique, gouvernements, organisations internationales).

Complot des lépreux

Au XIVe siècle, dans certaines villes en Europe, se développe l'idée d'un complot des lépreux, qui vont être persécutés et isolés dans certaines villes en France. On leur reproche de chercher à prendre le pouvoir et d'empoisonner l'eau. Ces accusations vont s'étendre aux juifs, qui auraient passé une entente avec les lépreux et le souverain musulman du royaume de Grenade. Ces peurs finiront par atteindre les présumés sorciers et sorcières aux quinzième et seizième siècle [46].

Complot juif et complot sioniste

Le roi Rothschild : caricature conspirationniste antisémite représentant un des Rothschild, famille de banquiers juifs, tenant le monde entre ses mains. Charles Lucien Léandre pour Le Rire, n° du 16 avril 1898.

Complots bolchéviques et antibolchéviques

L'URSS a eu recours à la théorie du complot, invoquant des complots des Mencheviks, des socialistes-révolutionnaires, des anarchistes ou de députés de l'ex-Constituante. Plus tard suivront la théorie du complot des Trotskystes qui aboutira à l'assassinat de Trotsky, le complot de sabotage des Koulaks ukrainiens pour expliquer la famine ukrainienne ou le complot des Jdanovistes, dit aussi « complot des blouses blanches », visant des médecins juifs, sous Staline, en 1950. Dans les années 1930, d'autres « complots » virtuels furent dénoncés et punis avec les Grandes Purges.

Inversement, la révolution bolchévique a pu également être dénoncée comme un complot, mené en particulier par le « judéo-bolchevisme ». À l'époque de la décolonisation, certains ont développé que les guerres d'indépendance, comme celle de l'Algérie ou d'Indochine, ne seraient pas le fait des masses populaires, mais de factions d'opposition armées et financées par le Parti communiste soviétique ou d'autres pays étrangers pour s'approprier les ressources naturelles du pays.

Complots maçonniques et Illuminati

Les francs-maçons et des sociétés secrètes analogues, comme les Illuminés de Bavière, ont souvent été la cible de théories du complot, accusés qu'ils sont d'être une force agissant dans l'ombre. L'Affaire des fiches en 1904 – fichage secret et ségrégation politique et religieuse réalisés par l'obédience maçonnique Grand Orient de France contre les officiers catholiques – a ravivé l'imagination. En Turquie, la Révolution Kémaliste serait due à un complot de la loge Union et Progrès, qui a créé le parti Jeunes-Turcs[réf. nécessaire]. La propagande de Vichy attribue la défaite de la France en 1940 à l'influence pacifiste de la Franc-maçonnerie sur les gouvernements du Front Populaire[réf. nécessaire].

Complots catholiques

De nombreux ordres liés à l'Église ont été la cible de théories du complot à travers l'histoire, comme les Templiers[47]. L'Église elle-même a parfois été la cible du conspirationnisme : en 1678, le Popish Plot ou « Complot papiste », fausse accusation de conspiration portée envers les catholiques anglais, déclencha des persécutions, la promulgation de lois répressives, et des remaniements diplomatiques. Les Jésuites ont également été régulièrement visés dans de nombreux pays : au Portugal et en Espagne, en Chine et au Japon, en Pologne et en Allemagne. Dès le début du XVIIe siècle siècle, le faux Monita secreta les montre complotant pour conquérir l'influence politique et économique. Ils sont plus tard visés par une théorie du complot politique par les jansénistes et de nombreux protestants. Au XIXe siècle, ils sont désignés comme l'« Ordre noir » par Jules Michelet et Edgar Quinet qui attribuent, dans leur livre Les Jésuites, la Restauration et la Monarchie de juillet à un complot des jésuites. Les romans d'Eugène Sue (notamment le Juif errant, publié sous forme de roman feuilleton dans le contexte difficile de la révolution de 1848) se sont largement fait l'écho de ces croyances. Plus tard, l'Opus Dei passe à son tour pour une société secrète et financière qui contrôle les États.

Plus récemment, à travers les nouveaux mouvements religieux de la nébuleuse New Age et les ouvrages d'auteurs néo-gnostiques, une théorie du complot se répand selon laquelle l'Église de Rome serait une puissance conspiratrice depuis l'investiture de l'apôtre Pierre comme souverain pontife, et que Jésus aurait été victime d'un complot politique : son enseignement aurait été maltraité et expurgé de sa dimension essentielle pour maintenir les individus dans l'ignorance, notamment lors du premier concile de Nicée. On voit alors la prétendue vérité cachée « réapparaître » dans des publications contemporaines qui se proposent de réécrire réécrire l’histoire du christianisme : The Jesus Conspiracy de Holger Kersten et Elmar R. Gruber en 1994, The Templar Revelation de Lynn Picknett et Clive Prince en 1997, ou encore The Jesus Papers: Exposing the Greatest Cover-Up in History de Michael Baigent en 2006. Ces thèses pseudo-historiques se fondent en fait sur des écrits apocryphes rédigés entre les IIe et Ve siècles de notre ère, comme l’Évangile de Nicodème ou l’Évangile de Philippe, mais aussi des ouvrages beaucoup plus récents, comme L'Évangile du Verseau.

Complots d'organisations internationales

À travers l'histoire, des organisations et des fondations politiques internationales ont été accusées de vouloir dominer secrètement le monde, comme le Groupe de Bilderberg ou la Commission Trilatérale[réf. souhaitée].

Complots américains

Les États-Unis sont au cœur de nombreuses théories du complot. La question de l'intervention des multinationales américaines ou de la CIA dans les coups d'État de la seconde moitié du XXe siècle en Amérique latine (Chili, Bolivie, Panamá) est controversée. Leur intervention est parfois historiquement documentée (voir l'opération PBSUCCESS par exemple) alors que dans certains cas seuls des soupçons alimentent l'idée d'un complot. L'assassinat de John F. Kennedy n'a jamais cessé de susciter diverses théories qui accusent les services secrets américains. Celui-ci qui est par exemple présenté au grand public dans le film JFK d'Oliver Stone comme une sorte de coup d'État camouflé.

Les attentats du 11 septembre 2001 sont actuellement l'objet de la théorie du complot la plus prospère selon le journal britannique The Economist[48]. On retrouve par exemple la mise en cause des services secrets américains pour réfuter l'implication des seuls pirates de l'air dans les attentats, résultant d'un complot intérieur aux États-Unis[49].

Pour Nicole Bacharan, politologue et historienne spécialiste des États-Unis, la théorie du complot accuse systématiquement les services secrets américains de vouloir contrôler secrètement le monde. Ainsi, Bacharan de déclarer : « Dans les théories du complot, il faut poser une fois pour toute que l'Amérique a toujours tort et qu'elle a toujours de mauvaises intentions »[50].

La rumeur sur le programme Apollo selon laquelle l'engin ne se se serait jamais posé sur la Lune et serait une mise en scene, entrent également, selon de nombreux commentateurs, dans le cadre d'une théorie du complot[51].

Théories du complot, rumeurs et canulars

La théorie du complot doit être distinguée du canular et de la légende urbaine, même si elle s'en rapproche parfois. Les rumeurs selon lesquelles Adolf Hitler ou Elvis Presley seraient encore vivants, ou que Paul McCartney serait mort en 1966 et remplacé par un sosie, de même que certains canulars (notamment les canulars informatiques diffusés par chaîne de courriels), peuvent prendre la forme de théories du complot. La recherche sur certains sites de référence comme HoaxBuster ou Hoaxkiller permet d'invalider ces canulars.

Les théories du complot dans la fiction

Les œuvres de Philip K. Dick ont souvent pour thème des « visions du monde » imposées aux populations pour protéger des intérêts particuliers, ou bien pour effectuer une infiltration[52] - et dans tous les cas une difficulté à situer la réalité entre différentes interprétations possibles. Ces thèmes se retrouvent dans les romans précurseurs 1984 d'Orwell et Le Meilleur des mondes d'Aldous Huxley.

Notes et références

  1. Frédéric Charpier, L'obsession du complot, 2005, Bourin Éditeur, 232 p. (ISBN 2-8494-1025-X)
  2. a et b Marcel Gauchet, entretien paru dans les Collections de l'Histoire, n°33, octobre-décembre 2006, pp 60-67.
  3. P. A. Taguieff, L'Imaginaire du complot mondial, pp. 57-60.
  4. Patrick Champagne et Henri Maler, « « La théorie du complot » en version France Culture (par P.-A.Taguieff, savant) », Acrimed, 1er février 2010
  5. Noam Chomsky, Rethinking Camelot: JFK, the Vietnam War, and U.S. Political Culture, South End Press, 1999.
  6. « Et un jour ils se disent : Ah, voilà ce que je peux faire : devenir en une heure ingénieur qualifié en génie civil et prouver que c’est Bush qui a fait sauter les tours jumelles », Bakchich, 9 septembre 2008.
  7. Noam Chomsky, Comprendre le pouvoir : tome I, Aden, 2005, p. 56-57.
  8. (en) Edward Herman, « The Propaganda Model Revisited », Monthly Review, juillet 1996.
  9. Présentation de l'ouvrage par l'éditeur
  10. Webster G. Tarpley, La Terreur fabriquée, Made in USA, éditions Demi-Lune, 2006, p. 398.
  11. The Open Society and Its Enemies Volume 2: Hegel and Marx, édition 1973 (ISBN 0-7100-4626-X), page 95
  12. Popper, ibid, chapitre 14, p. 96
  13. Emergence: The Connected Lives of Ants, Brains, Cities and Software, Steven Johnson
  14. Toni Negri & Michael Hardt, Empire, Éditions 10/18, 572 pp., 2000 (réédition 2004) (ISBN 978-2-2640-3877-7), p. 392
  15. Leman Patrick, Who shot the president? Why are conspiracy theories believed?, The British Psychological Society, mars 2003
  16. Douglas K.M. and Sutton R.M. The hidden impact of conspiracy theories: Perceived and actual impact of theories surrounding the death of Princess Diana. [20] Journal of Social Psychology (2008)[1].
  17. Barkun, Michael (2003). A Culture of Conspiracy: Apocalyptic Visions in Contemporary America. University of California Press; 1re édition. (ISBN 0-5202-3805-2)
  18. a b et c Mythes et mythologies politiques, 1986.
  19. a et b Compte rendu de l'ouvrage de Véronique Campion-Vincent
  20. Le terme anti-individuel n'est pas d'elle mais semble bien résumer sa pensée.
  21. Compte rendu de l'étude dans la Revue internationale de psychologie sociale, 2007, volume 20, n°4
  22. Wason, Peter C., On the failure to eliminate hypotheses in a conceptual task, Quarterly Journal of Experimental Psychology (Psychology Press) 12: 129–140 (1960) - Voir en anglais : en:Confirmation bias#2-4-6 problem
  23. Fredric Jameson, « Totality as conspiracy » in The Geopolitical Aesthetic Cinema and Space in the World System, Indiana University Press, 1992, pp. 8-84 (ISBN 0-2533-3093-9)
  24. Mencken, Baltimore Evening Sun, June 15, 1936
  25. Hannah Arendt évoque le conspirationnisme dans Le système totalitaire.
  26. The Paranoid Style in American Politics and Other Essays, 1965
  27. Changing conceptions of conspiracy, New York-Berlin-Heidelbeg, Springer-Verlag, 1987
  28. Hannah Arendt, Le système totalitaire, Seuil, 2005 page 78
  29. Hannah Arendt, Le système totalitaire, Seuil, 2005 page 79
  30. Colloque de l'Université libre de Bruxelles
  31. Article Agoravox copiant l'article du Monde du 30 mars 2008
  32. Conspirationnisme - rr0.org de Jérôme Beau
  33. (en) The Blame Game - BBC News, 6 septembre 2005
  34. Beauvois, J.-L., Le Poultier, F., 1986. Norme d’internalité et pouvoir social en psychologie quotidienne. Psychologie française 31, 100–108.
  35. Areopagitica. Pour la liberté d'imprimer sans autorisation ni censure, de John Milton (1644) vu par Cyril Lemieux, sociologue ; Le Monde des Livres du 3 janvier 2009, in la série d'articles Les livres qui ont changé le monde
  36. Michael Baigent, Richard Leigh, Henry Lincoln, The Messianic Legacy. Henry Holt & Co (1987) (ISBN 0-8050-0568-4)
  37. Le Monde diplomatique, décembre 2006, « Le complot du 11-Septembre n’aura pas lieu »
  38. a et b Jean-Bruno Renard, Les rumeurs négatrices, 2006 Revue Diogène, PUF
  39. George Steiner, La Nostalgie de l'absolu, Editions 10/18, 2003, 88 pages (ISBN 978-2-2640-3683-4)
  40. Empire of Conspiracy: The Culture of Paranoia in Postwar America, Ithaca, Cornell University Press, 2000.
  41. Biographie de Timothy Melley, Miami University
  42. Présentation de Empire of Conspiracy, 2000
  43. Conspiracy theories (2008)
  44. Présentation de Conspiracy theories de Mark Fenster, University of Minnesota Press, 2008
  45. Philosophe, politologue et historien des idées français qui a écrit plusieurs ouvrages sur le conspirationnisme : Les Protocoles des Sages de Sion : faux et usage d'un faux (nouvelle éd. refondue, 2004) ; Prêcheurs de haine. Traversée de la judéophobie planétaire (2004) ; La Foire aux « Illuminés ». Ésotérisme, théorie du complot, extrémisme (2005) ; et L'Imaginaire du complot mondial. Aspects d'un mythe moderne (2006), qui offre une synthèse des précédents.
  46. Carlo Guinzburg, Le sabbat des sorcières, Gallimard NRF, 2006
  47. Voir par exemple The Knights Templar de Sean Martin, 2004 (ISBN 978-1-9040-4828-2)
  48. (en) Conspiracy theories ; The hidden hand - The Economist, 19 février 2008
  49. Voir par exemple David Ray Griffin, Steven E. Jones ou encore Webster G. Tarpley
  50. Antoine Vitkine et Barbara Necek, Le Grand complot, Arte, voir en ligne
  51. (en) NASA debunks moon landing hoax conspiracy - CNN, 19 février 2001
  52. We can remember it for you wholesale, qui inspira le film Total Recall

Annexes

Bibliographie

  • Pierre-André Taguieff, La foire aux illuminés : Ésotérisme, théorie du complot, extrémisme, 2005, Mille et une nuits, (ISBN 2-8420-5925-5)
  • Pierre-André Taguieff, L’imaginaire du complot mondial, Aspects d’un mythe moderne, Paris, Mille et une nuits, 2006, (ISBN 2-8420-5980-8)
  • Fredric Jameson, La Totalité comme complot : Conspiration et paranoïa dans l'imaginaire contemporain, Les Prairies Ordinaires, 2007.
  • Jean Baudrillard, Simulacres et simulations, 1981 ; La Guerre du golfe n'a pas eu lieu, 1991 ; Le Complot de l'art, 1997.
  • Raoul Girardet, Mythes et mythologies politiques, 1986, Seuil, (ISBN 2-0201-1484-4)
  • Antoine Vitkine, Les Nouveaux Imposteurs, 2005, La Martinière, (ISBN 2-8467-5201-X)
  • Massimo Introvigne, Les Illuminés et le Prieuré de Sion : La réalité derrière les complots du Da Vinci Code et Anges et Démons, Xenia Éditions, 2006, (ISBN 2-8889-2006-9), où il fait la différence entre micro-complot, complot de nature métaphysique et macro-complot.
  • Frédéric Charpier, L'obsession du complot, 2005, Bourin Éditeur, 232 p, (ISBN 2-8494-1025-X)
  • Véronique Campion-Vincent, La société parano, Payot, (ISBN 2-2289-0013-3)
  • Jack Z. Bratich, Conspiracy Panics: Political Rationality and Popular Culture, State University of New York Press, 2008, 229 p.
  • « Le Complot », Politica Hermetica, no 6 , 1992. Actes du VIIe colloque international, les 23 et 24 novembre 1991 à la Sorbonne, dans le cadre de l’École pratique des Hautes Études, présidé par Émile Poulat, EHESS et CNRS.
  • Emmanuel Kreis, Les puissances de l'ombre. Juifs, francs-maçons, réactionnaires... la théorie du complot dans les textes., 2009, CNRS, (ISBN 978-2-271-06786-9)

Faux documents alimentant des théories du complot :

Articles connexes

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